Citations ajoutées le 19 février 2007

Antoine de Saint-Exupéry

  1. La polémique ne fait qu'aigrir les rapports aigris, car chacun croit en sa propre noblesse. Personne n'a le sentiment (pourtant très simple) de la multiplicité des systèmes conceptionnels.
    (Carnets, p.18, Gallimard/nrf, 1953)
     
  2. À la pédagogie normale, s'ajoute une pédagogie incessante et d'une efficacité extraordinaire, et qui est la publicité. Une industrie basée sur le profit tend à créer - par l'éducation - des hommes pour le chewing-gum et non du chewing-gum pour les hommes.
    (Carnets, p.28, Gallimard/nrf, 1953)
     
  3. Dieu est vrai, mais créé peut-être par nous.
    (Carnets, p.34, Gallimard/nrf, 1953)
     
  4. Que m'importe que Dieu n'existe pas : Dieu donne à l'homme de la divinité.
    (Carnets, p.40, Gallimard/nrf, 1953)
     
  5. Les hommes. Non pas se sacrifier à ce qu'ils sont mais à ce qu'ils peuvent devenir.
    (Carnets, p.47, Gallimard/nrf, 1953)
     
  6. [...] la civilisation consiste à garder longtemps une seule chose.
    (Carnets, p.50, Gallimard/nrf, 1953)
     
  7. Espagne. Cet enfant joue. À partir de quel instant a-t-il des opinions qui vaillent la mort ?
    (Carnets, p.64, Gallimard/nrf, 1953)
     
  8. L'injustice c'est le garde-chiourme qui méprise son prisonnier, peut-être dix fois plus noble. C'est Marie-Antoinette insultée.

    Et on le sait bien quand l'on veut vexer, c'est-à-dire être injuste. On dénigrera le point même qui fait la noblesse de l'antagoniste.

    (Carnets, p.68, Gallimard/nrf, 1953)
     
  9. Et puis, ce que vaut un homme c'est tellement ce qu'il devient. Moi je ne sais pas ce qu'il est.
    (Carnets, p.69, Gallimard/nrf, 1953)
     
  10. La justice est l'ensemble des règles qui perpétuent un type humain dans une civilisation.

    Ce que je ne puis supporter dans l'injustice, ce n'est point la non-soumission à tel ou tel rite. Il est toujours un rite en fonction duquel un acte est injuste. Ce qui me touche dans l'injustice c'est ce drame du langage. Le drame des communications humaines.

    (Carnets, p.71, Gallimard/nrf, 1953)
     
  11. Je dois me gouverner selon une loi absolue : exprimer toujours la coupe la plus haute de la pensée de l'adversaire, tenant compte de ce fait que si cette pensée a été non seulement exprimée (le fou peut exprimer) mais entendue, c'est qu'elle contient, plus ou moins imparfaite, l'image de quelque chose d'universel. De simple. Donc de vrai.
    (Carnets, p.73, Gallimard/nrf, 1953)
     
  12. Il y a deux morales : celle des amitiés, celle de la pensée - et les deux sont incompatibles. (Au fond : celle de l'individu, celle de l'homme.)
    (Carnets, p.74, Gallimard/nrf, 1953)
     
  13. Patrie, c'est patrimoine spirituel.
    (Carnets, p.77, Gallimard/nrf, 1953)
     
  14. L'hypocrisie n'est souvent qu'une pudeur qui ne sait même pas se définir.
    (Carnets, p.77, Gallimard/nrf, 1953)
     
  15. Si les brevets rapportent moins que l'exploitation des brevets, n'est-ce pas qu'au lieu de signifier une exploitation de l'intelligence par les marchands, cet état de choses signifie que l'administration prime l'invention et que le génie le plus rare est le génie de l'administrateur ?
    (Carnets, p.77, Gallimard/nrf, 1953)
     
  16. [...] l'équation différentielle est une façon de regarder.
    (Carnets, p.91, Gallimard/nrf, 1953)
     
  17. On ne sait prévoir que des répétitions et comprendre, c'est dégager le quelque chose qui se répète.
    (Carnets, p.100, Gallimard/nrf, 1953)
     
  18. L'opération créatrice réside dans la possibilité de changer de type de structure, ce qui, sur le plan verbal, exige du créateur qu'il ne soit pas dupe des mots, et, sur le plan conceptuel, qu'il ne le soit pas des concepts. Les relations seules sont vérités. Mais tout réseau complexe peut être vu sous des jours divers.
    (Carnets, p.102, Gallimard/nrf, 1953)
     
  19. Le concept contient la définition, mais lui est antérieur. Le concept, c'est l'idée de définir ça. (Ça, qui n'était antérieurement qu'un ensemble. Et qui devient un être.)
    (Carnets, p.103, Gallimard/nrf, 1953)
     
  20. L'homme, c'est ce qui tend à surmonter.
    La connaissance : ce n'est point la possession de la vérité, mais d'un langage cohérent.
    La béatitude, c'est la possession du concept souverain, l'accession à un point de vue qui unifie l'univers. Je ne sais rien de plus sur l'univers en soi. Mais il n'est plus de litige entre l'univers et moi.

    (Carnets, p.113, Gallimard/nrf, 1953)
     
  21. L'éducation passe avant l'instruction : elle fonde l'homme.
    (Carnets, p.118, Gallimard/nrf, 1953)
     
  22. Stupide éducation visuelle moderne qui, en effet, découvre d'admirables trucs pour enseigner sans effort et livrer ainsi à l'enfant, réduit au rôle de formulaire, un bagage de connaissances, au lieu de lui forger un style - et partant une âme.
    (Carnets, p.119, Gallimard/nrf, 1953)
     
  23. Je prends possession du monde par les mots.
    (Carnets, p.121, Gallimard/nrf, 1953)
     
  24. Expliquer par d'autres points de vue un processus ne ruine en rien la valeur du processus. C'est le vent dans les voiles qui conduit au pays. Mais le vent n'est point le pays ni la voile.
    (Carnets, p.128, Gallimard/nrf, 1953)
     
  25. Une grande erreur consiste à croire que l'on a épuisé un sujet quand on en a donné une explication (ainsi la douleur quand on a expliqué les larmes).
    (Carnets, p.130, Gallimard/nrf, 1953)
     
  26. Quiconque craint la contradictoin et demeure logique tue ne lui la vie (quiconque ne fait point l'effort douloureux de surmonter ce malaise de genèse, quiconque refuse d'être accoucheur), quiconque craint en lui la genèse obscur qui le relie à l'univers, lequel n'est point encore formulable, puisque le langage limité ne le peut saisir qu'à tâtons et découvrir là un pan, là une arête, ici un socle et non l'immense cathédrale qui est transcendante aux matérieux, quiconcque ne cherche que la formule, n'use que du formidable, celui-là est déjà un mort.
    (Carnets, p.133, Gallimard/nrf, 1953)
     
  27. On ne découvre pas la vérité : on la crée.
    (Carnets, p.135, Gallimard/nrf, 1953)
     
  28. Triomphe d'une thèse sur la thèse inverse n'est pas synthèse.
    (Carnets, p.138, Gallimard/nrf, 1953)
     
  29. Je crois tellement en la vérité de la poésie. Le poète n'est pas plus futile que le physicien. L'un et l'autre recoupent des vérités mais celle du poète est plus urgente car il s'agit de sa propre conscience.
    (Carnets, p.152, Gallimard/nrf, 1953)
     
  30. La formule : « il faut mieux une mauvaise décision qu'une absence de décision » ne signifie rien. Une décision ne peut être mauvaise : elle crée bien ou mal sa vérité.
    Il ne s'agit pas de savoir si je préfère l'homme libre ou non mais si je préfère l'homme qui est libre.

    (Carnets, p.153, Gallimard/nrf, 1953)
     
  31. J'appelle phénomène de conscience le quelque chose qui fait apparaître la glace en été et le feu en hiver - ou l'élévation de l'arbre contre la gravitation.
    (Carnets, p.172, Gallimard/nrf, 1953)
     
  32. La vie, c'est ce qui tend vers les états les moins probables.
    (Carnets, p.176, Gallimard/nrf, 1953)
     
  33. En fin de compte, ce que j'appelle liberté, c'est le pouvoir d'agir contre la statistique (et il n'est de cause que statistique) ; et ce serait un attribut de toute la matière vivante.
    (Carnets, p.177, Gallimard/nrf, 1953)
     
  34. Faire élire le peintre par le peuple, quel paradoxe monstrueux quand la peinture nouvelle n'a jamais été comprise qu'après éducation de l'oeil.
    (Carnets, p.201, Gallimard/nrf, 1953)
     
  35. Si l'on veut définir l'exploitation de l'homme par l'homme il faut la chercher un peu partout et se scandaliser de ce que celui dont le temps vaut cher a consommé (voiture) le temps de ceux dont ledit temps ne vaut pas cher.
    (Carnets, p.215, Gallimard/nrf, 1953)
     

Régis de Sá Moreira

  1. Le libraire pensait que croire c'était créer.
    (Le Libraire, p.59, Livre de Poche n°30619, 2004)
     
  2. Lorsque, au milieu de la journée, il n'avait plus la force de lire, le libraire, les yeux grands ouverts, rêvait.
    Et lorsqu'il rêvait, il rêvait qu'il lisait.
    Un livre où il ne se passait rien.
    Absolument rien.

    (Le Libraire, p.97, Livre de Poche n°30619, 2004)
     
  3. - Bonjour Constance, dit le libraire en l'entendant.
    - Salut...
    - Que deviens-tu ?
    Constance traîna des pieds, s'assit par terre face au bureau du libraire, et sourit.
    - Ce que je suis, répondit-elle.
    Le libraire la regarda avec admiration.

    (Le Libraire, p.118, Livre de Poche n°30619, 2004)
     
  4. - Vous l'avez-lu ?
    - Oui, dit le libraire.
    - Moi aussi, répondit le jeune homme.
    Le libraire lui sourit. Le jeune homme prit confiance :
    - Mais je l'ai offert à quelqu'un... à qui je n'aurais pas dû l'offrir.
    - C'est difficile d'être sûr de ces choses-là, répondit le libraire.
    - Oui, dit le jeune homme.
    - Ne désespérez pas, dit encore le libraire. Certains livres sont à retardement...
    Le jeune homme réfléchit.
    - Certaines personnes aussi, répondit-il.

    (Le Libraire, p.121, Livre de Poche n°30619, 2004)
     
  5. Il était arrivé que le libraire avait lu une page d'un livre, page qu'il avait aussitôt arrachée, et qui n'était autre qu'un des enseignements dispensés par le tsar Andrei au jeune prince Andrei, son petit-fils :
    « Lorsque vous écrivez une lettre, Prince, ou un message, quoi que ce soit que vous adressez à quelqu'un, lorsque vous l'avez terminé, que vous en êtes satisfait, demandez-vous toujours si vous pourriez l'envoyer au même moment à quelqu'un d'autre. Si vous n'auriez qu'à changer le nom, l'adresse. Si oui, oubliez cette lettre. Ça n'en est pas une. Vous racontez votre vie, Prince, vous n'écrivez pas à quelqu'un. Recommencez ou abandonnez.
    Lorsque vous serez bien familier de cette pratique, que plus jamais vous n'enverrez de lettres qui n'en sont pas, et cela prendra du temps, une décision s'ouvrira à vous. Pesez-la avant de la prendre car elle est de conséquence. Mais vous la soupçonnez déjà, n'est-ce pas. Déjà, vous commencez à vous dire : Et si j'agissais de même avec mes paroles ?
    Imaginez, Prince. À chaque phrase que vous allez dire, que vous formulez, si vous vous demandiez : Pourrais-je la dire en ce même moment à quelqu'un d'autre ? et si, au cas où effectivement vous le pourriez, vous ne la disiez pas. Et si vous taisiez...
    Rares seraient sans doute vos paroles. »

    Le libraire n'avait pas même fini la lecture de la page qu'il l'avait déjà arrachée pour l'envoyer à l'un de ses frères. La page qui se terminait ainsi :

    « Mais il peut se passer autre chose, mon cher Prince. Il peut se passer qu'en changeant le nom, l'adresse, ou la personne, vous vous rendiez compte par hasard que c'était à quelqu'un d'autre que vous étiez sur le point d'écrire, ou de parler. Et qu'une fois ce nouveau nom, cette nouvelle adresse, cette nouvelle personne découverte, vous ne puissiez plus en changer.
    Alors là, surtout, envoyez.
    Alors là, surtout, parlez.
    Car vous n'aurez jamais été si courageux. »

    (Le Libraire, p.154, Livre de Poche n°30619, 2004)