Régis de Sá Moreira
1973
  1. Le libraire pensait que croire c'était créer.
    (Le Libraire, p.59, Livre de Poche n°30619, 2004)
     
  2. Lorsque, au milieu de la journée, il n'avait plus la force de lire, le libraire, les yeux grands ouverts, rêvait.
    Et lorsqu'il rêvait, il rêvait qu'il lisait.
    Un livre où il ne se passait rien.
    Absolument rien.

    (Le Libraire, p.97, Livre de Poche n°30619, 2004)
     
  3. - Bonjour Constance, dit le libraire en l'entendant.
    - Salut...
    - Que deviens-tu ?
    Constance traîna des pieds, s'assit par terre face au bureau du libraire, et sourit.
    - Ce que je suis, répondit-elle.
    Le libraire la regarda avec admiration.

    (Le Libraire, p.118, Livre de Poche n°30619, 2004)
     
  4. - Vous l'avez-lu ?
    - Oui, dit le libraire.
    - Moi aussi, répondit le jeune homme.
    Le libraire lui sourit. Le jeune homme prit confiance :
    - Mais je l'ai offert à quelqu'un... à qui je n'aurais pas dû l'offrir.
    - C'est difficile d'être sûr de ces choses-là, répondit le libraire.
    - Oui, dit le jeune homme.
    - Ne désespérez pas, dit encore le libraire. Certains livres sont à retardement...
    Le jeune homme réfléchit.
    - Certaines personnes aussi, répondit-il.

    (Le Libraire, p.121, Livre de Poche n°30619, 2004)
     
  5. Il était arrivé que le libraire avait lu une page d'un livre, page qu'il avait aussitôt arrachée, et qui n'était autre qu'un des enseignements dispensés par le tsar Andrei au jeune prince Andrei, son petit-fils :
    « Lorsque vous écrivez une lettre, Prince, ou un message, quoi que ce soit que vous adressez à quelqu'un, lorsque vous l'avez terminé, que vous en êtes satisfait, demandez-vous toujours si vous pourriez l'envoyer au même moment à quelqu'un d'autre. Si vous n'auriez qu'à changer le nom, l'adresse. Si oui, oubliez cette lettre. Ça n'en est pas une. Vous racontez votre vie, Prince, vous n'écrivez pas à quelqu'un. Recommencez ou abandonnez.
    Lorsque vous serez bien familier de cette pratique, que plus jamais vous n'enverrez de lettres qui n'en sont pas, et cela prendra du temps, une décision s'ouvrira à vous. Pesez-la avant de la prendre car elle est de conséquence. Mais vous la soupçonnez déjà, n'est-ce pas. Déjà, vous commencez à vous dire : Et si j'agissais de même avec mes paroles ?
    Imaginez, Prince. À chaque phrase que vous allez dire, que vous formulez, si vous vous demandiez : Pourrais-je la dire en ce même moment à quelqu'un d'autre ? et si, au cas où effectivement vous le pourriez, vous ne la disiez pas. Et si vous taisiez...
    Rares seraient sans doute vos paroles. »

    Le libraire n'avait pas même fini la lecture de la page qu'il l'avait déjà arrachée pour l'envoyer à l'un de ses frères. La page qui se terminait ainsi :

    « Mais il peut se passer autre chose, mon cher Prince. Il peut se passer qu'en changeant le nom, l'adresse, ou la personne, vous vous rendiez compte par hasard que c'était à quelqu'un d'autre que vous étiez sur le point d'écrire, ou de parler. Et qu'une fois ce nouveau nom, cette nouvelle adresse, cette nouvelle personne découverte, vous ne puissiez plus en changer.
    Alors là, surtout, envoyez.
    Alors là, surtout, parlez.
    Car vous n'aurez jamais été si courageux. »

    (Le Libraire, p.154, Livre de Poche n°30619, 2004)