Jorge Luis Borges
1899-1986
  1. J'errai de longs jours sans trouver de l'eau, ou un seul jour immense, multiplié par le soleil, la soif et la crainte de la soif.
    (L'immortel in L'Aleph, Gallimard)
     
  2. Je sentis que la soif me brûlait.
    (L'immortel in L'Aleph, Gallimard)
     
  3. Je laissai la lune et le soleil jouer avec mon misérable destin.
    (L'immortel in L'Aleph, Gallimard)
     
  4. Cette ville est si horrible que sa seule existence et permanence contamine le passé et l'avenir, et de quelque façon compromet les astres. Aussi longtemps qu'elle subsistera, personne au monde ne sera courageux ou heureux.
    (L'immortel in L'Aleph, Gallimard)
     
  5. Pour stupide que fût l'entendement d'un homme, il serait toujours supérieur à celui d'êtres irrationnels.
    (L'immortel in L'Aleph, Gallimard)
     
  6. Nous accueillons facilement la réalité, peut-être parce que nous soupçonnons que rien n'est réel.
    (L'immortel in L'Aleph, Gallimard)
     
  7. Être immortel est insignifiant; à part l'homme, il n'est rien qui ne le soit, puisque tout ignore la mort. Le divin, le terrible, l'incompréhensible, c'est de se savoir immortel.
    (L'immortel in L'Aleph, Gallimard)
     
  8. Homère composa l'Odyssée; aussitôt accordé un délai infini avec des circonstances et des changements infinis, l'impossible était de ne pas composer, au moins une fois, l'Odyssée. Personne n'est quelqu'un, un seul homme immortel est tous les hommes... Je suis Dieu, je suis héros, je suis philosophe, je suis démon et je suis le monde, ce qui est une manière fatigante de dire que je ne suis pas.
    (L'immortel in L'Aleph, Gallimard)
     
  9. La mort (ou son allusion) rend les hommes précieux et pathétiques.
    (L'immortel in L'Aleph, Gallimard)
     
  10. Toute destinée, pour longue et compliquée qu'elle soit, comprend en réalité un seul moment: celui où l'homme sait à jamais qui il est.
    (Biographie de T.I. Cruz in L'Aleph, Gallimard)
     
  11. [...] une destinée ne vaut pas plus qu'une autre, mais [..] tout homme doit respecter celle qu'il porte en lui.
    (Biographie de T.I. Cruz in L'Aleph, Gallimard)
     
  12. Les événements graves sont hors du temps, soit qu'en eux le passé immédiat soit coupé de l'avenir, soit que les parties qui les forment semblent ne pas découler les unes des autres.
    (Emma Zunz in L'Aleph, Gallimard)
     
  13. Modifier le passé n'est pas modifier un seul fait: c'est annuler ses conséquences qui tendent à être infinies.
    (L'autre mort in L'Aleph, Gallimard)
     
  14. Mourir pour une religion est plus simple que de la vivre pleinement.
    (Deutsches Requiem in L'Aleph, Gallimard)
     
  15. Un homme s'identifie peu à peu avec la forme de son destin; un homme devient à la longue ses propres circonstances.
    (L'écriture de Dieu in L'Aleph, Gallimard)
     
  16. L'extase ne répète pas ses symboles.
    (L'écriture de Dieu in L'Aleph, Gallimard)
     
  17. Qui a entrevu l'univers, qui a entrevu les ardents desseins de l'univers ne peut plus penser à un homme, à ses banales félicités ou à ses bonheurs médiocres, même si c'est lui cet homme.
    (Abenhacan El Bokhari mort dans son labyrinthe in L'Aleph, Gallimard)
     
  18. Il n'est pas nécessaire de construire un labyrinthe quand l'Univers déjà en est un.
    (Abenhacan El Bokhari mort dans son labyrinthe in L'Aleph, Gallimard)
     
  19. Dormir est se distraire de l'univers.
    (Abenhacan El Bokhari mort dans son labyrinthe in L'Aleph, Gallimard)
     
  20. [...] le passé est la substance dont le temps est fait: c'est pourquoi celui-ci se transforme aussitôt en passé.
    (L'attente in L'Aleph, Gallimard)
     
  21. Une maison ne peut pas différer d'une autre: ce qui importe c'est de savoir si elle est construite en enfer ou dans le ciel.
    (L'homme sur le seuil in L'Aleph, Gallimard)
     
  22. [...] les miroirs et la copulation étaient abominables, parce qu'ils multipliaient le nombre des hommes.
    (Tlon uqbar orbis tertius, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.35)
     
  23. Expliquer (ou juger) un fait c'est l'unir à un autre.
    (Tlon uqbar orbis tertius, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.43)
     
  24. Tous les hommes, au moment vertigineux du coït, sont le même homme. Tous les hommes qui répètent une ligne de Shakespeare, sont William Shakespeare.
    (Tlon uqbar orbis tertius, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.46)
     
  25. [...] blâmer et faire l'éloge sont des opérations sentimentales qui n'ont rien à voir avec la critique.
    (Pierre Ménard, auteur du Quichotte, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.65)
     
  26. [...] l'ambiguïté est une richesse.
    (Pierre Ménard, auteur du Quichotte, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.71)
     
  27. [...] Il n'y a pas d'exercice intellectuel qui ne soit finalement inutile.
    (Pierre Ménard, auteur du Quichotte, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.72)
     
  28. La gloire est une incompréhension, peut-être la pire.
    (Pierre Ménard, auteur du Quichotte, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.72)
     
  29. Penser, analyser, inventer ne sont pas des actes anormaux, ils constituent la respiration normale de l'intelligence. Glorifier l'accomplissement occasionnel de cette fonction, thésauriser des pensées anciennes appartenant à autrui, se rappeler avec une stupeur incrédule que le doctor universalis a pensé, c'est confesser notre langueur ou notre barbarie. Tout homme doit être capable de toutes les idées et je suppose qu'il le sera dans le futur.
    (Pierre Ménard, auteur du Quichotte, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.73)
     
  30. Que le ciel existe, même si ma place est en enfer.
    (La bibliothèque de Babel, in Fictions, Folio n° 614, trad. Ibarra, p.99)
     
  31. La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes.
    (La bibliothèque de Babel, in Fictions, Folio n° 614, trad. Ibarra, p.100)
     
  32. Omettre toujours un mot, avoir recours à des métaphores inadéquates et à des périphrases évidentes, est peut-être la façon la plus démonstrative de l'indiquer.
    (Le jardin aux sentiers qui bifurquent, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.120)
     
  33. Dormir c'est se distraire du monde.
    (Funes ou la mémoire, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.135)
     
  34. Penser, c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire.
    (Funes ou la mémoire, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.136)
     
  35. Ce que fait un homme c'est comme si tous les hommes le faisaient. Il n'est donc pas injuste qu'une désobéissance dans un jardin ait pu contaminer l'humanité; il n'est donc pas injuste que le crucifiement d'un seul juif ait suffi à la sauver.
    (La forme de l'épée, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.141)
     
  36. [...] prévoir un détail circonstanciel, c'est empêcher que celui-ci se réalise.
    (Le miracle secret, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.166)
     
  37. Qui se résigne à chercher des preuves d'une chose à laquelle il ne croit pas ou dont la prédication ne l'intéresse pas?
    (Trois versions de Judas, in Fictions, Folio n° 614, trad. P. Verdevoye, p.174)
     
  38. Les années ne modifient pas notre essence, si tant que nous en ayons une.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.30, Éd. Gallimard)
     
  39. Je suis un homme lâche: je ne lui donnais pas mon adresse pour m'éviter l'angoisse d'attendre des lettres.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.48 Éd. Gallimard)
     
  40. Il y a un plaisir mystérieux dans le fait de détruire.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.51 Éd. Gallimard)
     
  41. Les mots sont des symboles qui postulent une mémoire partagée.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.53, Éd. Gallimard)
     
  42. L'homme oublie qu'il est un mort qui converse avec des morts.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.55, Éd. Gallimard)
     
  43. Pour voir une chose il faut la comprendre. [...] Si nous avions une vision réelle de l'univers, peut-être pourrions-nous le comprendre.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.64, Éd. Gallimard)
     
  44. On finit toujours par ressembler à ses ennemis.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.90, Éd. Gallimard)
     
  45. À tous la vie donne tout mais la plupart l'ignorent.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.96, Éd. Gallimard)
     
  46. Personne maintenant ne s'intéresse aux faits. Ce ne sont que de simples points de départ pour l'invention et le travail de l'esprit.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.102, Éd. Gallimard)
     
  47. Ce qui importe ce n'est pas de lire mais de relire.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.103, Éd. Gallimard)
     
  48. On existe que si on est photographié.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.104, Éd. Gallimard)
     
  49. Le langage est un ensemble de citations.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.106, Éd. Gallimard)
     
  50. [ ...] journaux [...] ces musées de détails éphémères.
    (Le livre de Sable, trad. Françoise-Marie Rosset, p.125, Éd. Gallimard)
     
  51. Je n'ai été sollicité tout au long de ma vie que par un nombre restreint de sujets; je suis définitivement monotone.
    (Le rapport de Brodie, trad. Pierre Baillargeon, p.9, Folio n° 1588)
     
  52. Avec l'âge, j'ai appris à me résigner à être Borges.
    (Le rapport de Brodie, trad. Pierre Baillargeon, p.10, Folio n° 1588)
     
  53. L'amitié n'est pas moins mystérieuse que l'amour ou l'une quelconque des facettes de cette chose confuse qu'est la vie. Je me suis dit parfois que seul le bonheur est sans mystère, car il se justifie par lui-même.
    (Le rapport de Brodie, p.31, Folio n° 1588)
     
  54. [...] j'éprouvai [...] du remords à ne sentir aucun remords.
    (Le rapport de Brodie, trad. Pierre Baillargeon, p.34, Folio n° 1588)
     
  55. Le sommeil, on le sait, est le plus secret de nos actes.
    (Le rapport de Brodie, p.81, Folio n° 1588)
     
  56. L'oubli et la mémoire sont également inventifs.
    (Le rapport de Brodie, trad. Pierre Baillargeon, p.102, Folio n° 1588)
     
  57. [...] une lenteur toute pédagogique.
    (Le rapport de Brodie, trad. Pierre Baillargeon, p.9, Folio n° 1588)
     
  58. [...] mon rêve se dilue, comme l'eau dans l'eau.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.15, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  59. La nuit aveuglait les chemins.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.19, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  60. [...] son destin était de chanter et de faire résonner dans la concave mémoire humaine.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.21, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  61. Se dire au revoir est nier la séparation. C'est dire: Aujourd'hui nous jouons à nous séparer, mais nous verrons demain. Les hommes inventèrent l'au revoir, parce qu'ils se savent en quelque manière immortels, tout en s'estimant contingents et éphémères.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.43, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  62. [...] nous pouvons mentionner ou évoquer, mais jamais exprimer [...]
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.63, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  63. [...] la gloire agrandit.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.69, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  64. Le rêve d'un homme fait partie de la mémoire de tous.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.71, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  65. [...] le mythe est au principe de la littérature et [...] il est aussi à son terme.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.77, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  66. [...] le réel était une des virtualités du rêve.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.85, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  67. [...] il s'était déjà entraîné à simuler qu'il était quelqu'un, afin qu'on ne découvrît pas sa condition d'être personne.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.89, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  68. Dans les rêves (Coleridge l'écrit), les images représentent les impressions que nous imaginons qu'elles provoquent.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.95, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  69. [...] ce qui est bon n'appartient à personne [...]
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.103, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  70. Le cône inversé, par son sommet ouvert,
    Laisse glisser le sable minutieux.
    Or graduel, il emplit en tombant
    Le cristal concave qui clôt son univers.

    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.113, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  71. Il n'est rien que n'entraîne l'infatigable
    Et mince filet de sable nombreux.
    Comment me sauverai-je, qui suis malheureux
    Accident du temps, lui-même chose friable.

    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.115, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  72. Dieu meut le joueur et le joueur, la pièce.
    Quel dieu, derrière Dieu, commence cette trame
    De poussière et de temps, de rêves et de larmes?

    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.119, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  73. Dieu créa les nuits qui engendrent
    Les rêves, et les formes des miroirs
    Pour que l'homme sente qu'il est reflet lui-même
    Et vanité. Aussi en sommes-nous alarmés.

    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.125, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  74. On perd toujours l'essentiel. C'est une
    Loi de toute parole sur le Divin.

    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.133, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  75. La gloire est aussi une des formes de l'oubli.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.179, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  76. Loué soit l'infini
    Labyrinthe des effets et des causes,
    Qui, avant de me présenter le miroir
    Dans lequel je ne verrai personne ou je verrai un autre,
    M'accorde la pure contemplation
    D'un langage de l'aube.

    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.183, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  77. [...] Sur le damier du patio, le robinet
    Laisse tomber une goutte périodique.

    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.191, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  78. Cet été, j'aurai cinquante ans;
    La mort me dégrade, incessamment.

    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.203, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  79. J'ai vécu peu. J'ai lu beaucoup.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.213, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  80. Aveugle pour les fautes, le destin peut être implacable pour les moindres distractions.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.219, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  81. La réalité aime les symétries et les légers anachronismes.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.221, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  82. [En parlant d'un vieillard] Un grand nombre d'années l'avaient réduit et poli comme les eaux font une pierre et les générations une maxime.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.229, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  83. À force de nous apitoyer sur les malheurs des héros de romans, nous finissons par nous apitoyer trop sur les nôtres.
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.261, Gallimard coll. Du monde entier)
     
  84. Il existe une heure de la soirée où la prairie va dire quelque chose. Elle ne le dit jamais. Peut-être le dit-elle infiniment et nous ne l'entendons plus, ou nous l'entendons, mais ce quelque chose est intraduisible comme une musique...
    (L'auteur et autres textes, trad. Roger Caillois, p.265, Gallimard coll. Du monde entier)