Citations ajoutées le 11 mai 2003

Charles Péguy

  1. Nous disions hardiment que l'immortalité de l'âme, c'était de la métaphysique. Depuis je me suis aperçu que la mortalité de l'âme était aussi de la métaphysique. Aussi je ne dis plus rien.
    (Pensées, p.14, Gallimard, 1934)
     
  2. Je désobéirai si la justice et la vérité le veut.
    (Pensées, p.15, Gallimard, 1934)
     
  3. Je n'éprouve aucun besoin d'unifier le monde. Plus je vais, plus je découvre que les hommes libres et que les événements libres sont variés.
    (Pensées, p.16, Gallimard, 1934)
     
  4. Malheureux celui qui n'a pas au moins une fois, pour un amour ou pour une amitié, pour une charité, pour une solidarité, remis tout en cause, éprouvé les mêmes fondements, analysé lui-même les actes les plus simples.
    (Pensées, p.16, Gallimard, 1934)
     
  5. La révolution sociale sera morale, ou elle ne sera pas.
    (Pensées, p.16, Gallimard, 1934)
     
  6. Flatter les vices du peuple est encore plus lâche et plus sale que de flatter les vices des grands.
    (Pensées, p.17, Gallimard, 1934)
     
  7. La justice, la raison, la bonne administration du travail demandent que les intellectuels ne soient ni gouvernants ni gouvernés.
    (Pensées, p.17, Gallimard, 1934)
     
  8. C'est une illusion dangereuse que de croire que l'on peut publier sans recevoir, écrire sans lire, parler sans écouter, produire sans se nourrir, donner de soi sans se refaire.
    (Pensées, p.19, Gallimard, 1934)
     
  9. La guerre contre la démagogie est la plus dure de toutes les guerres.
    (Pensées, p.20, Gallimard, 1934)
     
  10. Presque toute la culture universitaire est de la fausse culture.
    (Pensées, p.21, Gallimard, 1934)
     
  11. Il suffit qu'un seul homme soit tenu sciemment, ou, ce qui revient au même, sciemment laissé dans la misère pour que le pacte civique tout entier soit nul ; aussi longtemps qu'il y a un homme dehors, la porte qui lui est fermée au nez ferme une cité d'injustice et de haine.
    (Pensées, p.23, Gallimard, 1934)
     
  12. Un homme qui tient dans une assemblée des propos qu'il ne peut pas tenir dans une autre où il fréquente n'est pas un honnête homme.
    (Pensées, p.25, Gallimard, 1934)
     
  13. Enseigner à lire, telle serait la seule et la véritable fin d'un enseignement bien entendu ; que le lecteur sache lire et tout est sauvé.
    (Pensées, p.26, Gallimard, 1934)
     
  14. Une amitié est perdue quand il faut penser à la défendre.
    (Pensées, p.30, Gallimard, 1934)
     
  15. Quel amour est vrai, s'il n'est point bête.
    (Pensées, p.30, Gallimard, 1934)
     
  16. Une capitulation est essentiellement une opération par laquelle on se met à expliquer, au lieu d'agir.
    (Pensées, p.32, Gallimard, 1934)
     
  17. Nous devons nous élever de toutes nos forces et inlassablement contre les envahissements de toutes les barbaries.
    (Pensées, p.33, Gallimard, 1934)
     
  18. Le génie n'éclaire nulle part autant que dans le détail poussé.
    (Pensées, p.33, Gallimard, 1934)
     
  19. L'art n'est rien s'il n'est point une étreinte ajustée de quelque réalité.
    (Pensées, p.33, Gallimard, 1934)
     
  20. Il n'y a rien de si contraire aux fonctions de la science que les fonctions de l'enseignement.
    (Pensées, p.35, Gallimard, 1934)
     
  21. Un homme qui a de la probité, manquant d'instruments, a beaucoup plus de chances d'avoir accès à quelque vérité qu'un homme qui n'a que des instruments, manquant de probité.
    (Pensées, p.35, Gallimard, 1934)
     
  22. De très grandes découvertes scientifiques, les plus grandes peut-être, au moins jusqu'ici, ont été faites avec des instruments qui aujourd'hui nous paraissent grossiers.
    (Pensées, p.35, Gallimard, 1934)
     
  23. L'homme qui veut demeurer fidèle à la vérité doit se faire incessamment infidèle à toutes les incessantes, successives, infatigables renaissantes erreurs.
    (Pensées, p.36, Gallimard, 1934)
     
  24. Tout père sur qui son fils lève la main est coupable : d'avoir fait un fils qui levât la main sur lui.
    (Pensées, p.37, Gallimard, 1934)
     
  25. Ne pas prendre certaines positions, ne pas occuper certaines situations, c'est infailliblement en prendre et en occuper d'autres.
    (Pensées, p.37, Gallimard, 1934)
     
  26. L'amitié est une opération d'une fois.
    (Pensées, p.40, Gallimard, 1934)
     
  27. Ne jamais rien écrire que de ce que nous avons éprouvé nous-mêmes.
    (Pensées, p.43, Gallimard, 1934)
     
  28. Il faut toujours dire ce que l'on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit.
    (Pensées, p.45, Gallimard, 1934)
     
  29. La seule valeur, la seule force du royalisme... c'est que le roi est plus ou moins aimé. La seule force, la seule valeur, la seule dignité de tout, c'est d'être aimé.
    (Pensées, p.46, Gallimard, 1934)
     
  30. Heureux amis qui s'aiment assez pour (savoir) se taire ensemble.
    (Pensées, p.46, Gallimard, 1934)
     
  31. Quarante ans est un âge terrible... Car c'est l'âge où nous devenons ce que nous sommes.
    (Pensées, p.46, Gallimard, 1934)
     
  32. Je crois que l'on ne fait rien de si neuf, de si frais que certains jours de fatigue.
    (Pensées, p.46, Gallimard, 1934)
     
  33. Un vers est toujours plus grand que plusieurs vers... Un mot est toujours plus grand que plusieurs mots.
    (Pensées, p.47, Gallimard, 1934)
     
  34. Rien n'est aussi profondément apparenté au tragique que le comique.
    (Pensées, p.48, Gallimard, 1934)
     
  35. Je ne juge pour ainsi dire jamais un homme sur ce qu'il dit mais sur le ton dont il le dit.
    (Pensées, p.48, Gallimard, 1934)
     
  36. Celui qui aime se met, par cela même... dans la dépendance de celui qui est aimé.
    (Pensées, p.49, Gallimard, 1934)
     
  37. Disons les mots. Le modernisme est, le modernisme consiste à ne pas croire ce que l'on croit. La liberté consiste à croire ce que l'on croit et à admettre, (au fond, à exiger), que le voisin aussi croie ce qu'il croit.
    (Pensées, p.50, Gallimard, 1934)
     
  38. Le monde est plein d'honnêtes gens. On les reconnaît à ce qu'ils font les mauvais coups avec plus de maladresse.
    (Pensées, p.50, Gallimard, 1934)
     
  39. Homère est nouveau ce matin, et rien n'est peut-être aussi vieux que le journal d'aujourd'hui.
    (Pensées, p.52, Gallimard, 1934)
     
  40. Les tables de Bacon n'ont jamais fait faire une invention ou une découverte.
    (Pensées, p.52, Gallimard, 1934)
     
  41. Une grande philosophie n'est pas celle qui prononce des jugements définitifs, qui installe une vérité définitive. C'est celle qui introduit une inquiétude, qui ouvre un ébranlement.
    (Pensées, p.53, Gallimard, 1934)
     
  42. De tout ce qu'il peut y avoir de mauvais, l'habitude est ce qu'il y a de pire.
    (Pensées, p.53, Gallimard, 1934)
     
  43. C'est le propre du génie de procéder par les idées les plus simples.
    (Pensées, p.53, Gallimard, 1934)
     
  44. En temps ordinaire les idées simples rôdent comme des fantômes de rêve. Quand une idée simple prend corps, il y a une révolution.
    (Pensées, p.53, Gallimard, 1934)
     
  45. C'est un préjugé, mais il est absolument indéracinable... qui veut que de la raison raide soit plus de la raison que de la raison souple... Et surtout qu'une morale raide soit plus de la morale, qu'une morale souple. C'est comme si on disait que les mathématiques de la droite sont plus des mathématiques que les mathématiques de la courbe.
    (Pensées, p.54, Gallimard, 1934)
     
  46. Quand on a l'honneur d'être malade, et le bonheur d'avoir une maladie qui vous laisse la tête libre... c'est alors, et alors seulement, qu'on est le lecteur idéal.
    (Pensées, p.55, Gallimard, 1934)
     
  47. Aimer, c'est donner raison à l'être aimé qui a tort.
    (Pensées, p.59, Gallimard, 1934)
     
  48. La mémoire et l'habitude sont les fourriers de la mort.
    (Pensées, p.60, Gallimard, 1934)
     
  49. S'il fallait renoncer à toutes les valeurs de l'homme et du monde à mesure que les politiciens s'en emparent et entreprennent de les exploiter, il y a longtemps qu'il n'y aurait plus rien.
    (Pensées, p.60, Gallimard, 1934)
     
  50. Qu'est-ce qu'une pensée qui n'aurait pas de coeur. Et qu'est-ce qu'un coeur qui ne serait pas éclairé au soleil de la pensée.
    (Pensées, p.61, Gallimard, 1934)
     
  51. (L'histoire) c'est une pétrification.
    (Pensées, p.72, Gallimard, 1934)
     
  52. Il me faut une journée pour faire l'histoire d'une seconde. Il me faut une année pour faire l'histoire d'une minute. Il me faut une vie pour faire l'histoire d'une heure. Il me faut une éternité pour faire l'histoire d'un jour. On peut tout faire, excepter l'histoire de ce que l'on fait.
    (Pensées, p.76, Gallimard, 1934)
     
  53. Le triomphe des démagogies est passager. Mais les ruines sont éternelles.
    (Pensées, p.80, Gallimard, 1934)
     

Michel Serres

  1. Rien ne donne plus le sens que de changer de sens.
    (Le Tiers-Instruit, p.23, Folio/essais n°199)
     
  2. Le vrai passage a lieu au milieu. Quelque sens que la nage décide, le sol gît à des dizaines ou centaines de mètres sous le ventre ou des kilomètres derrière et devant. Voici le voyageur seul. Il faut traverser pour apprendre la solitude. Elle se reconnaît à l'évanouissement des références.
    (Le Tiers-Instruit, p.24, Folio/essais n°199)
     
  3. Qui ne bouge n'apprend rien. Oui, pars, divise-toi en parts.
    (Le Tiers-Instruit, p.28, Folio/essais n°199)
     
  4. Apprendre lance l'errance.
    (Le Tiers-Instruit, p.28, Folio/essais n°199)
     
  5. Séduire : conduire ailleurs. [...]
    Partir. Sortir. Se laisser un jour séduire. Devenir plusieurs, braver l'extérieur, bifurquer ailleurs. Voici les trois premières étrangetés, les trois variétés d'altérité, les trois premières façons de s'exposer. Car il n'y a pas d'apprentissage sans exposition, souvent dangereuse, à l'autre. Je ne saurais jamais plus qui je suis, où je suis, d'où je viens, où je vais, par où passer. Je m'expose à autrui, aux étrangetés.

    (Le Tiers-Instruit, p.28, Folio/essais n°199)
     
  6. Sans connaître sens ni direction, notre errance va de l'être-là vers l'exposition, de l'humilité, véritable essence de l'humain, vers le non-lieu absent et haut, notre accomplissement, et ce mouvement crée l'écart de l'exaltation, notre grandeur et notre être, écart vide ou plein, misérable et joyeux. La misère et la joie ensemble comblent l'expérience fondamentale que nous pouvons avoir de l'être, de la vie, du monde, des autres et de la pensée.
    (Le Tiers-Instruit, p.63, Folio/essais n°199)
     
  7. Oui, la connaissance fonctionne elliptiquement, comme Kepler le dit jadis du système planétaire.
    [...]
    Pour la clarté, la connaissance s'excentre, comme le monde, mais, comme lui, dans son élan, l'énergie de son mouvement. Nous ignorons ce qui nous incite à quitter l'ignorance, motivations et finalités, plus encore ce vers quoi va le savoir. La motricité se trouve partagée entre la source aveuglante de lumière et un second point obscur. Le non-savoir borde le savoir et s'y mélange. Une, concernant le même monde et le mêmes hommes, la recherche tourne, selon ses objets, autour d'un centre également distant des deux foyers.

    (Le Tiers-Instruit, p.70, Folio/essais n°199)
     
  8. Transcrivez un modèle, on vous traite de plagiaire, mais si vous en copiez cent, vous voilà bientôt docteur.
    (Le Tiers-Instruit, p.71, Folio/essais n°199)
     
  9. Un certain désordre favorise la synthèse.
    (Le Tiers-Instruit, p.76, Folio/essais n°199)
     
  10. Jadis, on appelait pédagogue l'esclave qui conduisait à l'école l'enfant noble. Hermès accompagnait aussi parfois, comme guide. Le petit quitte la maison de famille ; sortie : deuxième naissance. Tout apprentissage exige ce voyage avec l'autre et vers l'altérité. Pendant ce passage, bien des choses changent.
    (Le Tiers-Instruit, p.85, Folio/essais n°199)
     
  11. Étrange et original, déjà mélangé des gènes de son père et de sa mère, l'enfant n'évolue que par ces nouveaux croisements ; toute pédagogie reprend l'engendrement et la naissance d'un enfant : né gauche, il apprend à se servir de la main droite, demeure gaucher, renaît droitier, au confluent des deux sens ; né Gascon, il le reste et devient Français, en fait métissé : Français, il voyage et se fait Espagnol, Italien, Anglais ou Allemand ; s'il épouse et apprend leur culture et leur langue, le voici quarteron, octavon, âme et corps mêlés. Son esprit ressemble au manteau nué d'Arlequin.
    (Le Tiers-Instruit, p.86, Folio/essais n°199)
     
  12. Aime l'autre qui engendre en toi l'esprit.
    (Le Tiers-Instruit, p.87, Folio/essais n°199)
     
  13. Il faut fréquenter les bibliothèques, certes ; il convient, assurément, de se faire savant. Étudiez, travaillez, il en restera toujours quelque chose. Et après ? Pour qu'il existe un après, je veux dire quelque avenir qui dépasse la copie, sortez de la bibliothèque pour courir au grand air ; si vous demeurez dedans, vous n'écrirez jamais que des livres faits de livres. Ce savoir, excellent, concourt à l'instruction, mais celle-ci a pour but autre chose qu'elle-même. Dehors, vous courrez une autre chance.
    (Le Tiers-Instruit, p.99, Folio/essais n°199)
     
  14. L'horrible masse des livres révèle et cache la rivière et ses origines : j'aime à dire que les sources attirent les savants parce qu'elles sont libres de savants !
    (Le Tiers-Instruit, p.101, Folio/essais n°199)
     
  15. Tout chef-d'oeuvre raconte l'engendrement de son art propre. Ce pour quoi il jouit de ce titre : chef.
    (Le Tiers-Instruit, p.106, Folio/essais n°199)
     
  16. Dites, qui peut reconnaître que la couleur rose de l'aurore caresse comme des doigts, qui, sauf un aveugle clairvoyant ?
    (Le Tiers-Instruit, p.111, Folio/essais n°199)
     
  17. Le mathématicien saura mieux le monde et même son propre langage s'il consent à la physique, le physicien connaîtra mieux les choses et même son propre outillage s'il en vient à la technique, le technicien s'il apprend l'artisanat et l'artisan s'il accède à l'oeuvre d'art. Le philosophe grammairien connaîtra mieux la langue et la connaissance et le monde s'il tolère le style et s'ouvre à ses exploits. Inversement on conçoit le progrès de l'artiste quand il se met à l'artisanat, celui de l'artisan se faisant technicien, celui du technicien... et ainsi jusqu'au bout du chemin, vers les mathématiques et la logique. Route double pour le philosophe. Et donc, en complément, le styliste n'écrit même pas sans obéissance préalable à la grammaire, sans logique ni règles de sens, syntaxe ni sémantique. S'il écrit vraiment, il y consent de fait.
    (Le Tiers-Instruit, p.123, Folio/essais n°199)
     
  18. On s'expose quand on fait, on s'impose quand on défait. Quand on défait, jamais on ne se trompe, en effet. Je ne connais pas de meilleur moyen pour avoir toujours raison. Je ne crois pas connaître, en revanche, de meilleure définition de l'homme que le vieil adage errare humanum est, à qui je fais dire : est humain celui qui se trompe. Il a au moins essayé.
    (Le Tiers-Instruit, p.128, Folio/essais n°199)
     
  19. On croit volontiers que la langue analysée par la grammaire et la philosophie vaut la langue vive inventée par l'écriture. Non. Le grammairien, le professeur, le philosophe n'écrivent pas assez pour savoir. Avez-vous remarqué, dans les classes, les écoles et les amphithéâtres, l'absence d'exercice vrai ? L'examinateur ou juge n'exige jamais poème, nouvelle, roman ni comédie, jamais de méditation, mais toujours de la critique ou de l'histoire, copie de copies. Pourquoi ? Parce qu'il ne saurait pas rédiger de corrigé. Au contraire, il exige histoire, critique, analyse. Pourquoi ? Parce qu'il peut et sait recopier. Pourquoi ? Pour la facilité. Faire explore, défaire exploite. Ne mentez pas, écrivez. Toute la vérité, mais rien qu'elle.
    Attention : elle est mortelle.

    (Le Tiers-Instruit, p.130, Folio/essais n°199)
     
  20. Dans les sciences, les théories changent, non point par le merveilleux pouvoir de leur véracité, mais parce que les tenants des théories adverses prennent leur retraite, meurent donc aux colloques et pour l'administration ; et il se trouve toujours quelque historien pour déterrer les cadavres et condamner derechef tel ou tel inventeur oublié à errer sans repos dans l'enfer de l'erreur et des ombres décevantes. Histoire : puits des ressentiments.
    (Le Tiers-Instruit, p.137, Folio/essais n°199)
     
  21. Qui attend l'inspiration ne produira jamais que du vent, tous deux aérophagiques. Tout vient toujours du travail, y compris le don gratuit de l'idée qui arrive. S'adonner, ici et maintenant, d'un coup, à n'importe quoi, sans préparation, aboutit à l'art brut dont l'intérêt se borne à la psychopathologie ou à la mode : bulle passagère, pour tréteaux et bateleurs.
    (Le Tiers-Instruit, p.144, Folio/essais n°199)
     
  22. Victoire sur la mort, [l'oeuvre d'art] s'identifie à la vie et il n'y a de vie connue qu'individuelle. Singulière. Originale. Solitaire. Entêtée. L'oeuvre fait une espèce animale à soi seul, puisque son arbre, phylogénétique, produit des fruits ou des bourgeons individués, livres, musiques, films ou poèmes. Elle vient donc de la disposition unique des neurones et des vaisseaux sanguins. Jamais de la banalité collective. Inverse de la mode, opposée à ce qui se dit, elle résiste par définition aux médias, je veux dire à la moyenne.
    (Le Tiers-Instruit, p.146, Folio/essais n°199)
     
  23. Le but de l'instruction est la fin de l'instruction, c'est-à-dire l'invention. L'invention est le seul acte intellectuel vrai, la seule action d'intelligence. Le reste ? Copie, tricherie, reproduction, paresse, convention, bataille, sommeil. Seule éveille la découverte. L'invention seule prouve qu'on pense vraiment la chose qu'on pense, quelle que soit la chose. Je pense donc j'invente, j'invente donc je pense : seule preuve qu'un savant travaille ou qu'un écrivain écrit.
    (Le Tiers-Instruit, p.147, Folio/essais n°199)
     
  24. Les institutions de culture, d'enseignement ou de recherche, celles qui vivent de messages, d'images répétées ou d'imprimés copiés, les grands mammouths de l'Université, des médias ou de l'édition, les idéocraties aussi, s'entourent d'une masse d'artifices solides qui interdisent l'invention ou la brisent, la redoutent comme le pire péril. Les inventeurs leur font peur comme les saints mettaient en danger leurs églises, dont les cardinaux, parce qu'ils les gênaient, les chassaient. Plus les institutions évoluent vers le gigantesque, mieux se forment les contre-conditions de l'exercice de la pensée. Voulez-vous créer ? Vous voilà en danger.
    L'invention, légère, rit du mammouth, lourd ; solitaire, elle ignore le gros animal collectif ; douce, elle évite la haine qui colle ensemble ce collectif ; j'ai admiré ma vie durant la haine de l'intelligence qui fait le contrat social tacite des établissements dits intellectuels. L'invention, agile, rapide, secoue le ventre mou de la lente bête ; l'intention vers la découverte porte sans doute en elle une subtilité insupportable aux grosses organisations, qui ne peuvent persévérer dans leur être qu'aux conditions de consommer de la redondance et d'interdire la liberté de pensée.

    (Le Tiers-Instruit, p.147, Folio/essais n°199)
     
  25. Vous reconnaîtrez l'oeuvre et l'ouvrier authentique à ce signe qui ne manque pas : tous deux ensemble rajeunissent. Ils mourront enfants, à force de courir vers l'origine du monde. Créer veut dire aller vers les mains de l'ouvrier divin à l'aube des choses. Inverser le temps.
    (Le Tiers-Instruit, p.150, Folio/essais n°199)
     
  26. [...] rien de plus difficile que de trouver en quoi consiste le présent de notre temps. Ce que tout le monde en dit, loin de l'éclairer, le recouvre et le cache. N'oubliez pas que les médias répètent ce que disaient ceux qui les tiennent aujourd'hui, quand ils avaient vingt ans : ils retardent donc d'une génération et de deux parfois. Il faut donc chercher passionnément ce que vous êtes et non ce que l'on dit que vous êtes. N'écoutez personne. Résistez au torrent et aux influences, aux médailles.
    Voilà le seul moyen de libérer le présent, qui se définit justement par la rencontre, rare, miraculeuse, saturée d'information, de l'oeuvre et des forces vives latentes qui la conditionnent mais qu'elle seule peut délivrer.

    (Le Tiers-Instruit, p.151, Folio/essais n°199)
     
  27. Trouver le contemporain, chose difficile. Découvrir ce que l'on est, invention plus rare encore.
    (Le Tiers-Instruit, p.152, Folio/essais n°199)
     
  28. La création résiste à la mort, en réinventant la vie : cela se nomme résurrection.
    (Le Tiers-Instruit, p.158, Folio/essais n°199)
     
  29. La culture créatrice est cet enfant fragile qui expire parmi nous, nouveau-né en agonie depuis le commencement du monde.
    (Le Tiers-Instruit, p.159, Folio/essais n°199)
     
  30. Ce qui se paie ennuie vite.
    (Le Tiers-Instruit, p.162, Folio/essais n°199)
     
  31. Le mécène fait vivre l'artiste dans le monde opposé à celui où l'artiste fait survivre le mécène.
    (Le Tiers-Instruit, p.163, Folio/essais n°199)
     
  32. [...] ce qui fait le plus de bruit suit toujours l'air du temps et ne saurait le précéder ; or ce qui annonce un nouveau temps arrive toujours comme un souffle subtil de vent, doucement, sans grand tapage.
    (Le Tiers-Instruit, p.165, Folio/essais n°199)
     
  33. Sur quel objet investir ? Réponse unique des experts : sur l'authentique oeuvre d'art. Ce que je voulais démontrer.
    Mais pour l'authenticité en temps vrai, ici et maintenant, vous ne trouverez aucune expertise. Travaillez donc et prenez des risques : loterie pour audacieux à qui, dit-on, la vraie fortune, parfois, sourit.

    (Le Tiers-Instruit, p.168, Folio/essais n°199)
     
  34. L'art sort de la tombe. Si le grain ne meurt, il ne porte pas de beaux fruits.
    (Le Tiers-Instruit, p.171, Folio/essais n°199)
     
  35. Et nous ignorons le nom du misérable qui, en ce moment même, donne sa vie à l'oeuvre que nos petits-enfants consommeront pour survivre : car si l'appétit de pain parfois se calme, cette faim, je l'espère, jamais ne s'apaisera. Qu'est-ce que la culture enfin ? La résurrection irrégulière et régulière de ceux qui ont bravé la mort pour créer, qui reviennent pour coudre la tradition d'hier à la vivacité d'aujourd'hui. Sans eux pas de continuité, pas d'immortalité de l'espèce humaine, sans leur renaissance pas d'histoire.
    (Le Tiers-Instruit, p.172, Folio/essais n°199)
     
  36. Persévérer sans cesse dans son être ou dans sa puissance caractérise la physique de l'inerte et l'instinct des bêtes.
    (Le Tiers-Instruit, p.180, Folio/essais n°199)
     
  37. [...] avant de faire le bien, évite le mal. S'abstenir de tout mal, simplement se retenir. Parce qu'en s'expansant, lui aussi, comme le soleil, le bien devient très vite le mal. Cette première obligation conditionne la vie, crée une aise pour une aire d'émergence d'où viendra la nouveauté.
    (Le Tiers-Instruit, p.184, Folio/essais n°199)
     
  38. L'humanité devient humaine quand elle invente la faiblesse - laquelle est fortement positive.
    (Le Tiers-Instruit, p.185, Folio/essais n°199)
     
  39. Nous organisons méticuleusement un monde où seul le savoir canonisé régnera, espace qui risque de ressembler de près à la terre couverte de rats. Unifiée, folle, tragique, la science gagne, va bientôt régner, comme règne et gagne l'hiver. Excellent, le savoir, certes, mais comme le froid : quand il reste frais. Juste et utile, la science, assurément, mais comme la chaleur : si elle demeure douce. Qui nie l'utilité de la flamme et de la glace ? La science est bonne, qui le nie, et même, j'en suis sûr, mille fois meilleure que mille autres choses pourtant bonnes, mais si elle prétende qu'elle est seule et toute bonne, et qu'elle se conduise comme s'il en était ainsi, alors elle entre dans une dynamique de folie. La science deviendra sage quand elle retiendra elle-même de faire tout ce qu'elle peut faire.
    (Le Tiers-Instruit, p.187, Folio/essais n°199)
     
  40. Aussi judicieuse que se présente une idée, elle devient atroce si elle règne sans partage.
    (Le Tiers-Instruit, p.188, Folio/essais n°199)
     
  41. La sagesse donne l'aune de la mesure. La crainte de la solution unitaire fait le commencement de la sagesse. Aucune solution ne constitue la seule solution : ni telle religion, ni telle politique, ni telle science. Le seul espoir reste que cette dernière puisse apprendre une sagesse tolérante que les autres instances n'ont jamais su vraiment apprendre et nous évite un monde uni, follement logique, rationnellement tragique.
    (Le Tiers-Instruit, p.188, Folio/essais n°199)
     
  42. La sagesse propre à la philosophie vient de sa retenue. Si celle-ci construit un monde universalisant, l'art le borde d'une marge de beauté réservée. Philosophes, faites votre oeuvre avec exactitude et souffrez en silence qu'on vous traite de poètes : ceux qui d'ordinaire sont exclus de la cité.
    (Le Tiers-Instruit, p.190, Folio/essais n°199)
     
  43. Ainsi, par hygiène de la vie et de l'esprit, j'ai dû imaginer, pour mon usage privé, quelques règles de morale ou de déontologie :
    Après examen attentif, n'adopter aucune idée qui contiendrait, à l'évidence, quelque trace de vengeance. La haine, quelquefois, tient lieu de pensée, mais toujours la rapetisse ;
    Ne jamais se jeter dans la polémique ;
    Éviter toute appartenance : fuir non seulement tout groupe de pression mais aussi toute discipline scientifique définie, campus local et savant dans la bataille globale et sociétaire ou retranchement sectoriel dans le débat scientifique. Ni maître donc, ni surtout disciple.

    (Le Tiers-Instruit, p.207, Folio/essais n°199)
     
  44. La raison venge le néant.
    (Le Tiers-Instruit, p.210, Folio/essais n°199)
     
  45. [...] le pardon fonde l'éthique, la clémence fonde la puissance, la retenue ou miséricorde couvre la justice et descend sur le destin.
    (Le Tiers-Instruit, p.216, Folio/essais n°199)
     
  46. Je suis assez nombreux pour n'avoir jamais eu besoin de mentir.
    (Le Tiers-Instruit, p.221, Folio/essais n°199)
     
  47. Universellement, donc, parce qu'homme n'est rien, il peut : infinie capacité.
    Je suis personne et ne vaux rien : capable donc de tout apprendre et de tout inventer, corps, âme, entendement et sagesse. Depuis que Dieu et l'homme sont morts, réduits au pur néant, leur puissance créatrice ressuscite.
    Voilà pourquoi j'ai pu et dû écrire ce livre : parce que l'apprentissage, dont voilà le fondement, est l'essence blanche de l'hominité.

    (Le Tiers-Instruit, p.234, Folio/essais n°199)
     
  48. Les hauts moments des cultures commencent par ces grands éclats de gaieté juvénile : la créativité rit.
    (Le Tiers-Instruit, p.236, Folio/essais n°199)
     
  49. [En parlant d'Hergé] le Jules Verne des premières sciences humaines.
    (Le Tiers-Instruit, p.238, Folio/essais n°199)
     
  50. À quoi bon vivre si nul jamais n'enchante le monde ?
    (Le Tiers-Instruit, p.241, Folio/essais n°199)
     
  51. Apprendre : devenir gros des autres et de soi. Engendrement et métissage.
    (Le Tiers-Instruit, p.245, Folio/essais n°199)
     

Louis Aragon

  1. Dire que l'art est difficile, suppose chez l'auteur de la phrase l'ignorance totale des mots dont il se sert. Qu'est-ce qui est difficile ? Un chemin, un client, un problème. Puis-je m'exprimer ainsi : le ciel est difficile... ? Oui, si je consens à mettre une majuscule au firmament, ce qui est un moyen de le personnaliser. Car difficile est une épithète qui ne peut se joindre qu'au défini. C'est pourquoi l'art n'est pas difficile. Il n'est pas facile non plus. Mais difficile et art ne peuvent être réduits au commun diviseur du verbe être. On voit par l'exemple qui précède que labeur surhumain est celui de l'homme qui armé d'une lanterne s'avance au milieu des livres pour y dépister les baraliptons. La critique, c'est le bagne à perpétuité. Pas de repos pour un critique.
    (Traité du style, p.41, L'Imaginaire/Gallimard n°59)
     
  2. Je demande à ce que mes livres soient critiqués avec la dernière rigueur, par des gens qui s'y connaissent, et qui sachant la grammaire et la logique, chercheront sous le pas de mes virgules les poux de ma pensée dans la tête de mon style. Parfaitement. Chaque ligne peut servir de prétexte à une infinie quantité de notes en petits caractères.
    (Traité du style, p.47, L'Imaginaire/Gallimard n°59)
     
  3. On sait que le propre du génie est de fournir des idées aux crétins une vingtaine d'années plus tard.
    (Traité du style, p.64, L'Imaginaire/Gallimard n°59)
     
  4. On peut mesurer l'influence et la force d'un esprit à la quantité de bêtises qu'il fait éclore.
    (Traité du style, p.67, L'Imaginaire/Gallimard n°59)
     
  5. Paradis artificiels. C'est un pléonasme.
    (Traité du style, p.93, L'Imaginaire/Gallimard n°59)
     
  6. Mon style est comme la nature ou plutôt réciproquement.
    (Traité du style, p.168, L'Imaginaire/Gallimard n°59)
     
  7. Bien écrire, c'est comme marcher droit.
    (Traité du style, p.189, L'Imaginaire/Gallimard n°59)
     
  8. Si vous écrivez, suivant une méthode surréaliste, de tristes imbécillités, ce sont de tristes imbécillités. Sans excuses.
    (Traité du style, p.192, L'Imaginaire/Gallimard n°59)
     
  9. La vie d'un homme, on me permettra cette remarque, n'est pas plus à l'échelle d'une phrase qu'à celle de la critique de cette phrase. Je me révolterai toujours contre tout essai de réduction d'un être vivant à une sorte de mannequin, dont les faits et gestes seraient compréhensibles à la façon des faits et gestes des monarques notés au jour le jour d'après des communiqués officiels.
    (Traité du style, p.226, L'Imaginaire/Gallimard n°59)
     
  10. Je vis dans des conditions qui me sont données, est-ce que j'ai choisi la forme de mon nez, la force de mon poing ? Quand vous lisez ce que j'écris, ne l'oubliez pas, la vie est un langage, l'écriture un tout autre. Leurs grammaires ne sont pas interchangeables. Verbes irréguliers.
    (Traité du style, p.228, L'Imaginaire/Gallimard n°59)
     

William Butler Yeats

  1. Pourquoi faut-il que tant de pots d'argile grossière demeurent et que la porcelaine se brise ?
    (La comtesse Cathleen, in Théâtre, trad. Madeleine Gibert, p.127, Éditions Rombaldi)
     
  2. Dites-leur, à ceux qui hantent le séjour de paix, que je voudrais bien mourir et aller vers celle que j'aime. Les ans, comme de grands boeufs noirs, foulent le monde. Dieu, leur gardien, les pousse de son aiguillon, et moi, leurs sabots m'ont meurtri au passage.
    (La comtesse Cathleen, in Théâtre, trad. Madeleine Gibert, p.131, Éditions Rombaldi)
     
  3. La vie, c'est d'abord un vif flamboiement de rêves, puis une terne lumière faite de ternes heures, jusqu'à ce que la vieillesse amène à nouveau le vif flamboiement.
    (La terre du désir du coeur, in Théâtre, trad. Madeleine Gibert, p.138, Éditions Rombaldi)
     
  4. Je ne veux pour flambeaux que tes yeux.
    (La terre du désir du coeur, in Théâtre, trad. Madeleine Gibert, p.145, Éditions Rombaldi)